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Enjeux politiques du débat méthodique

jeudi 26 mai 2005, par Emmanuel-Juste DUITS

Le débat méthodique constitue une réponse, parmi d’autres, à la crise politique que nous traversons. Cette crise risque de s’aggraver en passant d’une désaffection à la montée de partis extrémistes, sous l’impact des problèmes sociaux qu’on peut déjà prévoir...

Notre société vogue entre deux écueils : l’aristocratie et le populisme. Nos dirigeants, en parlant de « démocratie » à longueur de péroraisons cathodiques, ne jettent-ils pas un rideau de fumée sur la réalité ? Notre société s’éloigne de son idéal fondateur, on sent bien qu’il y a de l’inauthentique dans cette évocation imprécatoire de la « démocratie ». Notre monde risque de sombrer, dans les années à venir, dans la froide gouvernance des élites ou, par réaction désespérée aux crises qui s’annoncent, de devenir la proie de populismes agressifs – les uns allant vers Le Pen et ses successeurs, les autres vers l’islamisme, chacun faisant monter la sauce dans un cercle infernal de haine.

L’aristocratie, c’est ce déni de démocratie qui devient une habitude : de grandes décisions sont prises sans consulter les citoyens, et bien sûr en-dehors de la moindre transparence ; les dirigeants annoncent de vagues programmes qu’ils ne respectent pas, ils ne se considèrent plus comme mandatés par le peuple, mais croient recevoir un chèque en blanc et avoir la licence de « diriger » selon leurs vues personnelles au lieu de remplir un contrat politique préétabli ; en bref, le peuple est consulté de temps à autre par une élite qui fonctionne en circuit fermé, et propose au fond assez peu d’alternatives quant à sa gouvernance (socialisme libéral ou libéralisme social…). Les choix cruciaux vont parfois à l’opposé des désirs pressentis de la majorité, l’indifférence méprisante des élites devenant de plus en plus patente et alimentant en retour un véritable risque au travers de mouvements « populistes » et « protestataires ».

Le populisme, c’est une République du sondage et de l’opinion, en ce qu’elle a de plus émotionnel et d’irréfléchi. Des leaders charismatiques veulent jouer du trémolo et obtenir des décisions à l’emporte-pièce, en utilisant après un crime affreux l’indignation des uns pour rétablir la peine de mort, la xénophobie des autres pour créer des lois racistes, le détresse sociale des derniers face à l’ultralibéralisme et aux délocalisations pour préconiser une politique économique irréaliste…

Nos experts agitent ce populisme comme un repoussoir, pour bloquer toute consultation populaire, arguant que celle-ci donnera libre cours aux pires démons, à l’obscurantisme des masses manipulées… Au nom du progrès, on va jusqu’à empêcher le débat clair, suivi de décisions collectives, sur les OGM et le nucléaire, pour lutter contre de prétendues « psychoses » et peurs irrationnelles face à la science. Comme si les prévisions des écologistes sur l’effet de serre, les déchets nucléaires et ménagers, la pollution de l’eau, la fin du pétrole, etc. etc., n’avaient pas toujours été relativement bien fondées ! Mais les experts veillent, eux savent, ils ont des diplômes, le « peuple » ne connaît pas les dossiers et raisonne en illuminé.

Il est vrai, comme disent les experts, qu’on n’aborde pas les dossiers sans un minimum syndical de données sur celui-ci. Mais il est vrai, comme le disent les populistes, qu’on ne peut pas confisquer le pouvoir, refuser les référendums et dénier les volontés du peuple par décret, sous prétexte qu’il serait « mal-pensant ». Suivons un instant ce raisonnement sous-jacent à nos élites, qui soupçonnent le citoyen moyen d’être raciste et réactionnaire. Il est vrai que s’il était consulté sur certains dossiers brûlants, comme l’immigration, ce beauf’ à la Cabu risquerait de valider des lois particulièrement dures. Mais si la majorité veut vivre dans un régime triste, répressif et xénophobe, quel est le problème ? Est-il vraiment nécessaire d’imposer des Lumières, la tolérance, l’ouverture, à un peuple qui – on le suppose à sa place, sur la foi de sondages – est foncièrement pétainiste, ne rêve qu’à la peine de mort et à l’ordre franchouillard ? Qu’est-ce que cet esprit qui vise à imposer par la force douce la tolérance, le Bien, le Vrai ? Il me semble que c’est exactement le même esprit, au nom des Droits de l’Homme et de l’antiracisme certes, mais qui pouvait animer l’Eglise quand elle contrôlait la société au nom de la Révélation ! Alors, si l’on veut rendre heureux et vertueux le peuple malgré lui, autant jeter tout de suite à la poubelle la démocratie et cesser de prétendre que c’est un bon régime, puisque de fait elle serait « dangereuse », « soumise aux dérives » etc.

Donner la parole à tout le monde, n’importe comment, ne permettra pas de démocratie. Ne permettre que l’expression d’experts, dans un cénacle opaque, sans validité ni contrôle démocratique direct, relève de l’Ancien régime.

Le débat méthodique est l’outil préalable à une démocratie participative éclairée.

On pourrait dire qu’entre le populisme et l’expertocratie, seul le débat méthodique peut créer un maillon, et redonner le pouvoir au peuple tout en établissant les garde-fous voulus.

Essayons de résumer l’enjeu :

- On admet qu’en droit, il faut que de grandes décisions – sur les choix énergétiques, sanitaires, stratégiques, voire sociétaux – soient prises collectivement.

- Pour que ces décisions n’obéissent pas aux simples opinions et à la manipulation du plus fort, d’un groupe médiatique, d’un Parti politique dominant, d’un consortium industriel, etc., il faut un débat ouvert, où des points de vue minoritaires puissent s’exprimer – y compris ceux de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite protestataires.

- Pour éviter la cacophonie, il faut néanmoins une méthode, une façon d’organiser les débats, d’introduire les éléments de compréhension préalables.

- Une fois ce débat ayant eu lieu, on suppose – chaque individu disposant d’un minimum de raison – que les citoyens seront en mesure d’opérer un choix éclairé. Il est alors réaliste de remettre la décision entre leurs mains. Non seulement le pouvoir souverain du peuple est légitime en démocratie, mais il devient responsable et éclairé après le débat. On trouve un exemple concret de cette affirmation dans les "Conférences de citoyens", qui montrent comment des personnes de tous niveaux culturels peuvent se réapproprier des questions hautement techniques, et donner un avis éclairé. (A ce sujet, voir M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthes, Agir dans un monde incertain, coll. La couleur des idées, Le Seuil. Cet ouvrage fondamental montre comment mettre en place plus de démocratie dans les débats science/société, mais on peut étendre les méthodes éprouvées à d’autres domaines.)

Avec ces arguments et exemples, les préventions contre l’exercice de ce pouvoir populaire tombent.

Ainsi, il me semble qu’en droit, la nécessité du débat méthodique et son articulation avec un projet de démocratie participative est établi.